BRUXELLES — Voici un petit secret inavouable sur la présidentielle américaine : certains responsables européens pensent qu’une victoire de l’ancien président Donald Trump pourrait être ce dont l’Union a besoin pour renforcer sa défense et durcir le ton face à la Chine.
“Le retour de Trump serait un choc bénéfique qui permettrait à l’UE d’aller de l’avant, comme la pandémie ou la crise énergétique après la guerre en Ukraine”, estime un diplomate européen chevronné, dont l’anonymat a été accordé pour s’exprimer librement, comme les autres personnes citées dans cet article.
Si plusieurs diplomates et responsables de l’UE partagent secrètement ce point de vue, ce n’est pas par affection pour le candidat républicain ou ses propositions politiques.
Néanmoins, un second mandat de Trump administrerait la “potion amère” dont une UE fracturée a besoin pour surmonter ses divisions et aller de l’avant en tant que bloc, considèrent six diplomates et responsables de l’UE à POLITICO.
Une présidence Trump serait tellement hostile à l’Europe que celle-ci n’aurait d’autre choix que d’augmenter ses dépenses de défense, de renforcer son secteur numérique et de clarifier sa politique à l’égard de la Chine, ont-ils ajouté. Pourtant, les responsables européens disent qu’ils ont des souvenirs douloureux du premier mandat du républicain, lorsqu’il a tancé les dirigeants, qualifié Bruxelles d’un “trou à rats” et déclenché une guerre commerciale contre l’Union européenne.
Habituellement, les responsables et dirigeants européens ne s’expriment pas publiquement sur les élections à l’étranger. Lorsqu’ils le font, c’est pour dire que l’Europe doit se préparer à tout scénario, qu’il s’agisse d’une victoire de Trump ou de la candidate démocrate Kamala Harris.
Dans leurs conversations avec POLITICO, les responsables et diplomates de l’UE n’ont pas tant indiqué leurs préférences politiques qu’une analyse de la manière dont un changement de leadership à la Maison-Blanche pourrait susciter des changements politiques en Europe.
Les enjeux
De l’Ukraine à la défense en passant par la lutte de l’Europe contre le déclin économique, une victoire de Trump pourrait faire l’effet d’un séisme pour l’avenir de l’Union. Pour certains Européens, de tels changements pourraient être positifs.
Le domaine le plus évident dans lequel une présidence Trump pourrait susciter des changements en Europe est celui de la défense et de la guerre en Ukraine. L’ex-président n’hésite pas à accuser le Vieux Continent de profiter de la protection militaire des Etats-Unis via l’Otan, et il aurait menacé de retirer complètement Washington de l’alliance.
Quant à la guerre de la Russie contre l’Ukraine, Trump a déclaré qu’il mettrait fin au conflit dès le lendemain de sa réélection — probablement sans le consentement de Kiev. S’il revient à la Maison-Blanche, son administration pourrait accroître la pression sur l’Europe sur le “partage du fardeau” au-delà de tout ce qui a été fait depuis la création de l’alliance en 1949.
C’est parfait, affirment les responsables interrogés.
“Trump contribue à faire émerger une prise de conscience sur le financement de la défense, mais nous avons besoin d’un véritable effet de choc pour changer ce débat”, plaide une source au sein des institutions de l’UE. “Un accord sur un plan de paix pour l’Ukraine la bouleverserait complètement.”

L’un des diplomates de l’UE contactés a ajouté : “Dans cette atmosphère, où il semble parfois que nous soyons au bord de la Troisième Guerre mondiale, [Trump] semble plus réticent aux guerres.”
Prenons par exemple la question du financement des armes pour l’Ukraine. Un groupe de pays de l’UE souhaite actuellement emprunter de l’argent conjointement (en émettant des “eurobonds“) afin d’augmenter les fonds globaux disponibles pour Kiev. Mais des Etats “frugaux” comme l’Allemagne et les Pays-Bas, entre autres, s’opposent à cette initiative.
Les partisans des eurobonds pour financer la défense espèrent qu’un second mandat de Trump à la présidence pourrait galvaniser les pays récalcitrants, comme l’a fait la pandémie, et les pousser à accepter des emprunts conjoints. A l’inverse, une victoire de Harris “donnerait des munitions supplémentaires à ceux qui s’opposent à l’idée pour dire que [l’emprunt commun] est mort”, pointe un diplomate de l’UE.
Une logique similaire s’applique aux tentatives de l’Europe, longtemps bloquées, d’harmoniser son marché unique et de relancer son économie anémique.
Dans un rapport marquant publié le mois dernier, l’ancien directeur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a prévenu que l’Europe risquait de connaître un déclin économique fatal. Pour éviter de se laisser distancer davantage par les Etats-Unis et la Chine, l’Union européenne doit unifier ses marchés et investir massivement dans sa capacité industrielle.
Mais les réformes visant à harmoniser le marché de l’UE, notamment son secteur financier, n’ont jamais progressé malgré une décennie de délibérations.
Un autre mandat de Trump pourrait être le catalyseur qui obligerait les pays réticents à accepter enfin une supervision commune de leurs banques et de leurs marchés boursiers, argumentent ces responsables.
“Comment passer de la lecture du rapport Draghi à la mise en œuvre du rapport Draghi ? C’est là que Trump pourrait faire avancer les choses dans une certaine direction”, avance l’un des responsables européens.
Sur le plan commercial, un retour de Trump pourrait également être moteur de changement, en orientant l’Union vers une approche plus protectionniste, défendue par les Français.
L’année dernière, l’inquiétude suscitée par un potentiel retour de Trump à la Maison-Blanche a incité Bruxelles et Washington à résoudre un différend transatlantique de longue date sur les droits de douane sur l’acier et l’aluminium, qui remontait au premier mandat du républicain. Ces efforts n’ont pas abouti, les deux parties n’ayant pas réussi à trouver un terrain d’entente et leur attention ayant été accaparée par la guerre entre Israël et le Hamas.
Bruxelles s’est engagé à suspendre ses mesures de rétorsion jusqu’en mars 2025, soit deux mois seulement après que le prochain président aura prêté serment. L’Union européenne souhaite éviter une guerre commerciale totale avec les Etats-Unis, mais elle est mieux préparée cette fois-ci à riposter contre Washington si nécessaire.
Dans le même temps, en ce qui concerne le climat, l’Europe, les Etats-Unis et les gouvernements qui partagent les mêmes idées font la course pour protéger leur stratégie climatique mondiale contre un éventuel retour en arrière sous Trump.
“Prendre leur destin en main”
Dans l’ensemble, Bruxelles est mieux préparé cette fois-ci, assurent plusieurs responsables de l’UE.
En 2016, la victoire de Trump et ses conséquences sur les relations transatlantiques ont été une énorme surprise. Les dirigeants européens pensent aujourd’hui avoir une meilleure idée de ce qui va arriver et se préparent aux retombées.
Un autre groupe ne s’oppose pas au retour de Trump : ceux qui sont pour une ligne dure face à la Chine.
C’est la pression de l’administration Trump, après tout, qui a conduit plusieurs pays européens à renoncer à des contrats avec le géant chinois des télécommunications Huawei, en raison des problèmes de cybersécurité signalés par les Etats-Unis.
L’Allemagne, en particulier, a évité la confrontation avec la Chine au sujet de Huawei, par crainte que Pékin ne prenne des mesures de rétorsion à l’encontre de son industrie automobile. Le pays a accepté d’exclure Huawei de ses réseaux au début de l’année, mais a repoussé davantage que prévu la date d’exécution.

Sous l’actuelle présidence de Joe Biden, le ton de Washington à l’égard de l’Europe a été plus conciliant. Le secrétaire d’Etat (équivalent du ministre des Affaires étrangères) Antony Blinken a dit à l’Europe en 2021 que les Etats-Unis “ne forceront pas leurs alliés à choisir entre eux et la Chine”.
Sous Trump, cette approche conciliante pourrait faire un virage à 180 degrés — une aubaine pour ceux en faveur d’une ligne dure face à la Chine.
“[La présidente de la Commission européenne, Ursula] von der Leyen, souhaite clairement adopter une approche plus dure vis-à-vis de la Chine, mais elle se heurte à la résistance d’Etats membres hésitants, principalement l’Allemagne”, pointe un haut responsable de l’UE. “Un petit coup d’une nouvelle administration Trump l’aiderait plutôt que de lui nuire.”
A l’approche des élections du 5 novembre, il ne faut pas s’attendre à ce que les responsables européens expriment ces opinions en public. Trump est profondément impopulaire dans la majeure partie de l’Europe, et il y a que peu de points politiques à marquer en le soutenant.
En revanche, des responsables européens jugent qu’il est peut-être temps de défendre une autonomie européenne, suggérant que l’UE devrait se préparer à un changement important dans ses relations avec les Etats-Unis, quel que soit le candidat élu.
“Les Européens doivent prendre leur destin en main, quel que soit le président élu”, a déclaré Benjamin Haddad, ministre français délégué chargé de l’Europe, sur X la semaine dernière.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.